jeudi 26 mars 2020

Éloge du non travail, particulièrement d'actu en cette période où on peut enfin penser

David Graeber : “Il y a une relation inverse entre le montant du salaire et l’utilité du job.''
Anthropologue et militant anarchiste américain, figure de proue du mouvement “Occupy Wall Street”, il enseigne aujourd'hui à la London School of Economics. Son dernier livre, Bullshit Jobs (traduit en 2018 aux éditions Les Liens qui Libèrent) a connu un grand retentissement international.
Le secret du capitalisme : une grande partie des salariés ont l’impression de faire un travail inutile, ce que David Graeber appelle un bullshit job, un boulot à la con. La logique dans la création et la rémunération des emplois n’obéit à aucune rationalité sociale ou même économique. Le travail devrait être détaché des moyens d’existence grâce à un revenu universel et consister à prendre soin les uns des autres. Le phénomène Bullshit Jobs explique pourquoi les entreprises créent et conservent des masses d’emplois bidons, à rebours de tout ce qu’on croit savoir sur l’efficacité capitaliste. 
Comment définissez-vous les « jobs à la con » – en anglais les “bullshit jobs” ?
David Graeber : si les gens trouvent que leur boulot n’a pas de sens, que s’il disparaissait cela ne changerait rien, qu’à la limite le monde s’en porterait mieux, ça veut dire qu’ils font un job à la con: soit ils glandent toute la journée, soit ils ont l’impression que leur travail n’apporte rien à leur employeur, soit c’est carrément leur entreprise ou leur secteur qui est inutile ou nuisible.
 Combien de gens font des jobs à la con, selon vous ?
Avec ma méthode subjective, je suis probablement en-dessous de la vérité. Les gens qui écrivent des rapports que personne ne lit n’en ont pas forcément conscience ! À l’origine, j’estimais qu’il y avait environ 10 % de bullshit jobs, mais moi, je viens d’un milieu ouvrier où le travail consiste réellement à fabriquer des choses. Alors j’ai commencé à demander autour de moi : « qu’est-ce que vous faites au travail, en vrai ? ». On me donnait des réponses plutôt évasives, avant de finir par avouer : « une heure par jour ». J’ai donc écrit un article, par provocation, pour dire qu’un tas de jobs administratifs étaient complètement inutiles. Et là, badaboum, tout le monde s’est rué dessus. Je n’avais pas imaginé que tant de gens se sentiraient concernés. Du coup un sondage à montré que 37 % des salariés jugeaient que leur travail n’apportait rien d’utile à personne. Une autre enquête sur l’implication au travail a révélé qu’une grande majorité des gens étaient des « désengagés passifs », en gros qu’ils dormaient en marchant ! Les « engagés actifs » n’étaient que 15 % et, enfin, 15 % se classaient dans les « désengagés actifs », ceux qui détestent tellement leur job qu’ils s’arrangent pour le faire mal.
Vous faites une différence entre « boulots à la con » et « boulots de merde ». Expliquez-nous. Prenez les techniciens de surface à la London School of Economics : ils se lèvent à 5 heures, portent un uniforme débile et nettoient la merde, au sens strict. Ils utilisent des produits toxiques et, quand ils tombent malades, ils ne sont pas payés. Mais il font un job utile : s’ils n’étaient pas là, la LSE deviendrait invivable en deux jours. Ça, c’est un boulot de merde. En revanche, l’assistant du vice-doyen, qui a son propre bureau et gagne plus que moi, a probablement un boulot à la con. Quoique, si ça se trouve, son job consiste à inventer du travail à me faire faire ! 
“Le prestige et le pouvoir des directeurs dépend largement du nombre de salariés qu’ils ont sous leurs ordres”
Vous classez les jobs à la con en catégories assez loufoques. Comment les avez-vous choisies ?
En dialoguant avec les intéressés. J’ai construit une typologie soit en utilisant leurs propres termes, soit en m’inspirant de ce qui semble être la norme dans certains secteurs.
--- La première catégorie est celle des « larbins ». Qu’est-ce qu’elle recouvre ?
Pour moi, les larbins sont là essentiellement pour que quelqu’un d’autre puisse se sentir important, par exemple le réceptionniste dans une société qui ne reçoit jamais personne. En un sens, la plupart des jobs à la con relèvent de cette catégorie des « larbins ». Dans les grosses boîtes, personne ne cherche à supprimer les emplois inutiles parce que le prestige et le pouvoir des directeurs dépend  largement du nombre de salariés qu’ils ont sous leurs ordres. Prenez la fabrication d’un rapport annuel : une personne est chargée des diagrammes, une autre des illustrations, cinq autres de la rédaction… Personne ne le lira, mais le directeur pourra dire : « j’ai 500 personnes dans mon département ». C’est l’équivalent d’un chevalier au Moyen Âge, qui avait un serviteur juste pour lui épiler la moustache, un autre pour astiquer ses étriers, et ainsi de suite.
--- il y a aussi ceux que j’appelle les « porte-flingue » : leur fonction s’explique uniquement par le fait que d’autres entreprises en ont aussi – les avocats d’affaires, par exemple. Il y a ensuite les « rafistoleurs » : ils sont là pour résoudre un problème qui ne devrait pas se poser. Si votre toit fuit, vous pouvez soit réparer la fuite, soit mettre un seau et embaucher un type pour vider le seau. Raisonnablement, personne ne devrait choisir la deuxième option, et pourtant c’est ce que font beaucoup d’entreprises ! Une autre catégorie que j’aime bien est celle des « cocheurs de cases »....

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